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Bataille de Troarn 1944

PICADILLY CIRCUS »  ET « VERGER NOIR » EN NORMANDIE.
Notes de topographie stratégique et tactique
dans la bataille de Troarn, 1944.


par Jean LASPOUGEAS
Agrégé d’histoire,
Ancien assistant d’histoire militaire à l’Ecole supérieure de Guerre,
Maître de conférences d’Histoire contemporaine à l’Université de Caen,
Président honoraire de la Société des Antiquaires de Normandie,
Membre correspondant de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen
 
                                                                                                                         un espace « juste à l’Est de Sannerville
                                                                                                                       que ceux qui seront assez heureux pour
                                                                                                                       survivre n’oublieront plus jamais. »

NORMANDIE 1944
Notes de topographie stratégique et tactique dans la bataille de Troarn
 
1954, 1964, 1974 les anniversaires du débarquement et de la bataille de Normandie ne passent pas inaperçus mais donnent lieu à  peu de choses en regard de l’essor commémoratif des années 1984 - 2004. Et pourtant, malgré les anniversaires, malgré les stèles, malgré les voyages des vétérans britanniques, malgré la croissance d’un tourisme militaire et d’un tourisme historique, un champ de bataille peut, en 2004, en Normandie, devenir un champ d’ordures, sans faire rougir ancien et nouveau propriétaires, sans faire rougir une municipalité, celle de Sannerville qui tente de jouer sur deux tableaux : l’histoire et l’argent. Cette absence de scrupules  des uns, cette ambivalence des autres imposent une mise au point sur le rôle des confins de Sannerville, de Touffréville et de Troarn dans la bataille de Troarn.
 
I.  Du Jour J au 17 juillet.

  Que la prise de Troarn ait échoué le 6 juin, alors que ce bourg était, avec Caen et Bayeux, l’objectif de l’armée britannique, cet échec n’a pas à être raconté dans cette note (1).
En revanche les champs, les prés, les vergers, les haies, les bosquets qui se concentrent entre Troarn, Sannerville et Touffréville voient dans la nuit du 5 au 6 juin la chute des parachutistes du 8ème bataillon chargés de prendre Troarn (2) . A défaut de Troarn, ce sont ces champs, prés et vergers qui constituent  la position la plus avancée des troupes britanniques sous Troarn.
  Le 14 juin les parachutistes sont relevés par les troupes d’une division d’Ecosse : la 1st Gordon Highlanders.
  Ce sont ces troupes qui doivent essuyer l’attaque allemande du 16 juin menée par la 21e Panzerdivision. Ces nouvelles troupes sont pugnaces et leur offensive a deux conséquences : d’une part, les troupes britanniques sont obligées de reculer de plusieurs centaines de mètres, voire de quelques kilomètres ; d’autre part les officiers de la 21e Panzerdivision, surpris de trouver des habitants dans un pareil champ de bataille, ordonnent à ces civils d’évacuer sans délai vers Troarn. Réaction qui tranche avec celle des troupes  peu combatives qui occupaient jusqu’alors la région de Troarn. Réaction dont il ne faut pas s’étonner car Rommel qui venait de faire inonder les marais de Troarn avait reconnu le caractère stratégique de la région de Troarn, avec son plateau dominant la plaine de Caen et son hinterland marécageux avant les collines augeronnes ; d’où sa remarque : « Quiconque tiendra ce secteur possèdera la clé qui ouvre la France. »
 Montgomery ne pense pas autrement qui entend bien s’emparer de Troarn pour faire craquer ce front d’une dizaine de kilomètres.
 
II.   Jours d’enfer « Goodwood », 18, 19, 20 juillet
  De cette nouvelle phase de la bataille de Troarn, les grandes lignes sont connues (3). Il faut donc rentrer dans le détail de la bataille entre Troarn, Sannerville et Touffréville conduite par la IIIe Division d’assaut qui a débarqué à « Sword » !
  Après la préparation de l’offensive, dans la nuit du 17 au 18 juillet, par les  bombardements aériens et d’artillerie, en fin de matinée, les troupes britanniques entrent au contact des troupes allemandes à Sannerville (à partir de 10 heures), à Touffréville ( à partir de 11 heures). Dans les ruines de Sannerville, les combats durent deux heures,  mais les Allemands s’accrochent à Touffréville, où les combats font rage jusqu’en fin d’après-midi comme sur les terrains et les fermes du Pré Baron. De Sannerville, le 2ème Ulster Rifles doit gravir les pentes conduisant à la route de Troarn à Escoville : lourdement canonnés, les soldats britanniques réussissent à jeter une passerelle dépliante sur le ruisseau de Janville et à s’approcher de la route départementale.
  Dans la plaine comprise entre Cuverville, Démouville et Sannerville, les soldats allemands se sont rendus, hagards, ou sont restés pétrifiés dans leurs caches. Werner Kortenhaus, du 22ème régiment de Panzer a noté :
« Fermes et champs disparaissaient comme effacés ; un paysage lunaire de cratères, empli d’une odeur acide les remplaçant. Des chars flambaient, d’autres et des hommes étaient ensevelis (3)) . »
  Ce sont dans ces conditions que s’avance le 3ème Royal Tank Regiment.
  En revanche, dans le triangle Sannerville, bois de Troarn et Troarn, les combats sont d’une extrême violence, le 18, le 19 et le 20 juillet. Champs et prés, vergers et haies, bosquets et boqueteaux sont autant de terrains « diaboliques ». Malgré les bombardements préparatoires, malgré les offensives répétées de la IIIème division britannique, les Allemands y réorganisent vite une ligne de défense.
  Dès lors c’est l’arrêt aussi bien pour les Ecossais entre le Maizeret et les abords de la gare de Troarn, que pour les Ulster Rifles à proximité de la route départementale . Un Britannique note :
« Il devient rapidement évident qu’une attaque lancée dans une campagne aussi touffue, sans support d’artillerie (en raison de l’invisibilité de cibles) contre ce qui apparaissait  un plan de feux parfaitement coordonné se solderait par un échec (…) Nous nous retranchâmes comme jamais nous ne nous étions retranchés (4).»
Et un autre : il y a des terrains « juste à l’Est de Sannerville que ceux qui seront assez heureux pour survivre n’oublieront plus jamais » (5)

III.  Des lendemains de Goodwood à la retraite allemande, 21 juillet –17 août
  L’échec de l’offensive anglaise est consommé. Malgré les ordres répétés de Montgomery, les assauts sur Troarn ont échoué. Tan Harris, commandant le 2ème bataillon des Royal Ulster Rifles, doit renoncer à la prise de Troarn avec l’accord de son supérieur Pearson. Tout au plus peut-il faire détruire le manoir du Haras du Bois à Touffréville.
  Dès lors les troupes britanniques doivent faire une guerre de position au plus près de la route départementale, rendant à la campagne comprise entre cette route et les ruines de Sannerville et de Touffréville son rôle stratégique d’avant Goodwood. De là la présence non seulement du poste de commandement et d’observation d’Harris , mais de nombre de P.C. secondaires. Arrivent les troupes de la 4ème brigade de service spécial, du 46e Royal Marine Commando (le 9 août).
  Ce sont vingt-sept jours d’une guerre de position, type guerre en 1915-1917. Du côté allemand, la 346e division d’infanterie est particulièrement combative, avant de se signaler, lors de la retraite commencée le 16 août, par la tactique de la terre brûlée, tactique assez rare dans la bataille de Normandie.
  Pour les Anglais ces terrains sont des positions calamiteuses, d’où partent, le 11 août, puis le 13 août, des tentatives pour tâter l’ennemi. A chaque fois, il faut vite se replier, en comptant morts et blessés, ces derniers faisant halte dans la carrière du Maizeret. Un de ces commandos a noté :
« Ainsi s’écouleront des jours sans hauts faits d’armes, pour nous, ceux des commandos : chaque fighting troop   poussant, combattant, recommençant afin de maintenir la pression sur l’ennemi (…). Les violences étaient quotidiennes. Et l’attention à porter au mouvement le long des haies, aux booby-traps,  aux mines antipersonnelles,  exige un effort démesuré.(6) »
  Dressée quarante-sept ans plus tard, la stèle du Maizeret s’est voulue hommage de Sannerville et de Troarn aux hommes des commandos 41, 46, 47 et 48 qui eurent à faire cette guerre de position . Pour ces hommes aguerris la campagne comprise entre Sannerville et les bois de Troarn s’est révélée encore plus intenable et meurtrière que la zone côtière car la végétation étant très dense, rend l’observation impossible, mais se truffe de mines. De là le rôle des tranchées et des caves des habitations, des étables et des écuries  en ruines.
 
            Ainsi, du 6 juin au 16 août, de Touffréville à Banneville-la-Campagne, de Sannerville à Troarn, un paisible et touffu paysage  normand devient le champ d’une bataille acharnée et un secteur stratégique. Qui, parmi les habitants du canton de Troarn, aurait pu soupçonner cette valeur stratégique ? Rommel, lui, ne s’y était pas trompé : « Quiconque tiendra ce secteur possèdera la clé qui ouvre sur la France. » Le commandement britannique ne s’y trompa pas non plus qui mit tout en œuvre pour faire craquer ce front d’une dizaine de kilomètres. En vain ! Et pour le soldat britannique, cette petite portion de campagne normande est devenue « le secteur du verger noir», un troisième « Picadilly Circus» (7). Sous le feu des Allemands retranchés sur la crête du plateau de Troarn, prés et bois, vergers et bosquets voient des troupes se succéder, revenir, sans trêve, avec quartier général et P.C. des « troop », patrouilles qui s’entrecroisent, soldats qui attaquent et qui reculent, qui s’enterrent et qui observent. Abris, retranchements, chemins, mines (8) caractérisent cette pointe la plus avancée des troupes anglaises vers l’Est du théâtre d’opérations.  Après le retour des habitants, après le terrible déminage, après la lente reconstruction, ce champ de bataille n’est  pas redevenu la campagne paisible d’avant 1944. De paisible, le site devint mélancolique et silencieux, avant le retour des vétérans qui, tels des pélerins, sont revenus sur le champ de bataille de Troarn. Du côté français, les souvenirs des habitants ont été relayés par l’hommage des anciens combattants, puis par les hommages des autorités publiques locales, tant religieuses que civiles.  Mais tous les Français entendent-ils respecter ce champ de bataille et son  silence  mélancolique ? Le champ de bataille peut-il, avec le temps qui passe, devenir un champ d’ordures ?
   Ce qui est sûr c’est que, en 1944, « Picadilly Circus » ou « Verger noir, » côté anglais, route de la crête et bourg de Troarn, côté allemand, ne furent pas des lieux de silence, mais le champ d’une bataille acharnée, interminable, épuisante : « static fighting ».
 
Jean Laspougeas
 
Notes et références :
 
(1)        Nous renvoyons à notre synthèse : Jean LASPOUGEAS, Prenez Troarn ! La bataille de Troarn dans la bataille de Normandie, 6 juin-17 août 1944, Troarn, 1994, 30 p., avec une préface du général Jean Delmas et une lettre du major Roseveare . Traduction anglaise reprenant les ordres de Montgomery : Take Troarn ! Offerte aux vétérans par la Ville de Troarn, cette version anglaise est actuellement épuisée.  
(2)        On rappellera que, dans cette nuit du 5 au 6 juin, pour le seul 9ème bataillon de parachutistes, les pertes dans les marais de Troarn se sont élevées à 640 hommes.  
(3)        Jean LASPOUGEAS, ouvr. cité, pp.5-7. 
(4)        Histoire du 2ème Lincolnshire, citée par E. FLORENTIN, Opération Paddle. La Poursuite, nouv. Ed., Paris, Presses de la Cité, 1983, p.74.
(5)        Le premier est le carrefour londonien ; le second le point de circulation au centre de la Manche, entre côtes anglaises et côtes françaises.
 (6)        Dans FLORENTIN, ouvr. cité, p.81.
(7)        Le premier est le célèbre carrefour londonien ; le second, le point de rencontre de la flotte des Alliés au centre de la Manche, entre les côtes anglaises et les côtes françaises ; le troisième est aux portes de Troarn.
(8)        Après la retraite allemande du 16 août, le terrain reste infesté de mines, multipliant victimes chez les Britanniques,  chez les civils rentrant d’exode et chez les démineurs. Sur cette prolongation de la bataille, on se reportera à Eddy FLORENTIN, ouvr. cité, en particulier, pp.125-126 ; et au docteur Pierre MARTIN, Troarn dans la deuxième guerre mondiale, souvenirs et récits, nouv. éd., Troarn, 2004, pp.82-86.