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Achat d'une croix en 1629

Une commande d’objets cultuels passée par l’abbaye de Troarn à un
orfèvre parisien en mars 1629

Les archives départementales du Calvados conservent sous la cote H 7946 un manuscrit de onze pages concernant une commande passée par l’abbaye Saint Martin de Troarn. Le document comporte deux textes rédigés par deux clercs à trois mois d’intervalle. Il est daté de mars et juin 1629, l’abbé de Troarn est alors Jacques du Bouchet de Sourches (1618-1677).
Le premier texte est rédigé le mardi 6 mars 1629, en présence de Maître Nicolas Jolly, notaire à Paris, rue Saint Denis. C’est un contrat entre, d’une part, Antoine Lebailleux, marchand orfèvre à Paris, demeurant à La Vallée de Misère, entre le grand Châtelet et le quai de la mégisserie, paroisse de Saint-Germain-l’Auxerrois et, d’autre part, Dom Etienne Bureau, trésorier puis prieur de l’abbaye Saint Martin de Troarn, absent le jour du contrat, mais représenté par Don Rolland Renault, chantre de l’abbaye Saint-Etienne de Caen, et par maître Tassin Heleyne, bourgeois de Caen, messager ordinaire de Caen. A Paris, Rolland Renault et Tassin Heleyne sont logés chez maître Isaac Trousser, prêtre chapelain de l’église Saint-Méderic (église du 4e arrondissement au croisement de la rue Saint- Martin et de la rue de la Verrerie) au « Fer à cheval » rue Aubry-le-Boucher (cette rue était au XVIIe siècle dans le quartier des Lombards, elle commençait rue Saint-Martin et finissait rue Saint-Denis). L’orfèvre Antoine Lebailleux s’engage à réaliser une croix de procession en argent, avec un bâton gravé de nombreux lis d’argent. La croix représentera le Christ en croix à son droit et Notre Dame à son revers, les armes de la Passion seront taillés au burin, le pommeau sera ciselé de quatre chérubins et y figurera l’inscription « JCSM » (J.C sauveur du monde).
Il s’engage également à faire deux chandeliers qui seront portés au cours des processions et puis posés sur l’autel ; ils seront en argent, de la taille et du poids qui ont été commandés. La croix et les deux chandeliers seront en vermeil. Les trois pièces d’orfèvrerie devront être délivrées au messager Tassin Heleyne dix jours avant la Pentecôte.
Le marché est passé au prix de trente-six livres tournois pour chaque marc d’argent qui sera employé, tant pour la croix que pour les chandeliers, qui pèseront de trente-cinq à quarante marcs d’argent ; pour ce qui sera mis sur le bâton, qui sera aussi doré, il ne sera payé que vingt-sept livres tournois par marc d’argent. La livre est une monnaie de compte, elle n’a pas d’existence matérielle, elle vaut 20 sous ou 240 deniers ; il faut trois livres pour un écu d’or. Sous l’Ancien régime, il existait des livres « tournois » (frappées à Tours) et des livres « parisis » (frappées à Paris) ; la livre tournois remplaça progressivement la livre parisis et devint la seule monnaie de compte en 1667 pour disparaître en 1795. Le marc d’argent pèse entre 8,5 kg et 9,8 kg, ainsi le prix à verser est estimé à 1 260 /1 440 livres pour la croix et les deux chandeliers, plus ce qui sera mis sur le bâton.
Antoine Lebailleux atteste devant notaires que Tassin Heleyne lui a versé au comptant lors de la commande 270 livres tournois en testons (monnaie d’argent crée en 1514 par Louis XII représentant la tête du roi) et en « monnaie » (probablement des écus d’or et d’argent). Rolland Renault et Tassin Heleyne s’engagent à payer le surplus en trois paiements, sans discussion et en renonçant au bénéfice d’une caution, à Lebailleux. Ainsi, un premier acompte de 270 livres ayant été fait le jour de la signature du contrat le 6 mars, un versement est prévu quinze jours après, soit le 20 mars, puis un autre à Pâques, soit le 15 avril, et enfin le solde le jour de la livraison, dix jours avant la Pentecôte, soit le 25 mai, jour de l’Ascension.
Les objets devront être conformes à la commande et aux dessins qui sont paraphés par les notaires présents, mais, malheureusement, l’orfèvre a dû conserver les dessins originaux et aucune copie ne nous est parvenue. Tassin Heleyne ne sachant ni écrire ni signer, Rolland Renault et Antoine Lebailleux ont signé seuls la minute (original de l’acte qui sera conservé par le notaire) ainsi que les notaires présents, dont Maître Nicolas Jolly. Le deuxième texte qui suit le contrat de commande est la quittance du paiement du solde, il est daté du mercredi 6 juin. Les objets ayant été livrés à Tassin Heleyne semblent conformes à ce qui avait été stipulé dans le contrat, Antoine Lebailleux doit recevoir le solde de son travail. Le notaire fait les comptes : la croix et les chandeliers ont nécessité l’emploi de 37 marcs deux onces et 5 gros d’argent, soit un poids d’un peu plus de 9 kg ; le bâton a nécessité 4 marcs 1 once et 3 gros, soit un poids d’un peu plus de 1 kg. Le prix du marc d’argent pour la croix et les chandeliers étant de 36 livres et celui employé pour le bâton étant de 27 livres, le total de la commande est de 1 449 livres 14 sous, ce qui rapporté au cout de la vie de l’époque est une une belle somme, sachant que dans l’Orne, une terre de labours de 26 hectares et demi valait 4 000 livres, 14 hectares de bois dans l’Eure 2 200 livres et un moulin dans le Cher 2 000 livres.
Que sont devenus ces objets précieux dans la tourmente de la révolution ?
Avant que l’église abbatiale ne soit abattue au début du XIXe siècle, des inventaires du mobilier ont été réalisés, ils sont conservés aux Archives départementales du Calvados dans la série Q. Un premier en mars 1790 mentionne la présence de deux grands chandeliers d’argent doré à usage d’acolyte (utilisés lors des cérémonies et des processions par les servants, ils sont de haute tige) dans la sacristie, ainsi qu’une croix d’argent avec son bâton couvert d’argent, deux bâtons de chantre en argent quatre calices et leurs paternes dont deux en argent doré, quatre burettes et un plat en argent, un encensoir avec sa navette.
L’argenterie de l’abbaye sera déposée chez la veuve Housset, demeurant à Caen rue Neuve, mais en juin 1791 elle sera récupérée par le sieur Bazire, régisseur des biens de la manse conventuelle de l’abbaye qui réalise alors un inventaire : deux grands chandeliers d’argent doré à usage d’acolyte, une croix et son bâton, deux bâtons de chantre, deux calices et leurs patènes d’argent doré, quatre burettes et un plat, un encensoir et sa navette, une lampe dans son étui, un soleil en vermeil et son étui, le ciboire est resté dans le tabernacle de l’église de l’abbaye.
C’est à partir de là que leur trace se perd, en effet les inventaires suivants, celui de 1793 est totalement muet sur le mobilier liturgique et celui de 1796 ne mentionnent plus d’objets ni en argent ni en vermeil ; il ne reste plus dans l’église abbatiale que quatorze « vieux » chandeliers en bois doré et deux  "vieux flambeaux". Où le sieur Bazire a t’il déposé l’argenterie de l’abbatiale de Troarn ?