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950 ans d'histoire (1059 - 2009)

950 ans d'histoire

Il y a 950 ans, à Troarn et dans sa région

(Tiré de la revue Reflet des Marais, édité par la Paroisse de Troarn, Ascencion 2009)

A partir du milieu du Xlème siècle, un monastère va com­mander la vie religieuse à Troarn et dans toute sa région jusqu'au XVIlIème siècle. La région de Troam est une contrée dont !a po­sition et le site sont bien caractérisés au cœur de la Normandie. La région de Troam est d'abord une région charnière au contact de !a Campagne de Caen, de la basse vallée de la Dives et du  pays d'Auge ; elle offre les ressources complémentaires d'une plaine à blé, d'une basse vallée anciennement humanisée et de coteaux bien boisés. Cette région de contact est aussi une région de frontière entre le diocèse de Bayeux et le diocèse de Lisieux et par là même entre la Haute et la Basse-Normandie. On comprend l'intérêt stratégique et économique d'une pareille contrée. Un au­tre monastère exerce son influence dans les environs : la puis­sante et célèbre abbaye de Fécamp qui possède, depuis la fin du Xème siècle, Argences. En fait, Troam dépend aussi, autour de l'an mil, de l'abbaye de Fécamp, richement dotée dans la plaine de Caen, non seulement à Argences, mais encore à Mondeville et à Sainte-Paix. Il s'agit, sans doute, de dons que la famille des ducs de Normandie fait dans le cadre d'une politique favorisant particulièrement le monastère de Fécamp [I]. Les moines de Fé­camp multiplient les églises paroissiales. Mais, le jeune duc Ro­bert le Magnifique, peu scrupuleux pour respecter la propriété d'autrui, enlève Troarn aux moines de Fécamp peu après 1025, pour donner la localité et ses environs à un de ses fidèles, au de­meurant fort puissant, Roger de Montgomeri, vicomte d'Exmes Pour assurer une desserte religieuse, le nouveau maître des lieux fonde une petite collégiale de douze chanoines. Son fils Roger II va modifier la donne. En installant des moines vivant sous la ré­gle de saint Benoît [2], Roger de Montgomeri va fonder une ab­baye qui va devenir un des plus importants monastères de toute la Normandie, le deuxième du diocèse de Bayeux après l'abbaye aux hommes de Caen.
Autour de la dédicace de Troarn, 13 mai 1059
Le 13 mai 1059, jour de la tête de l'Ascension, l'église mo­nastique de Troarn est dédicacée. C'est également le jour de la première charte de l'abbaye, autorisée naguère par i'évêque de Bayeux, Hugues. Au bas de cette charte se trouve la signature de Guillaume le Bâtard. Le successeur d'Hugues à la tête de l'Eglise de Bayeux n'est autre qu'Odon (ou Eudes) de Conteville, demi-frère du duc de Normandie. L'évêque dédie l'église et le monas­tère à saint Martin. L'église consacrée ce jour-là est-elle en bois ou en pierre, nous ne le savons pas. Saint Martin est-il saint Mar­tin de Tours ou saint Martin de Vertou, fondateur du monastère de Deux-Jumeaux au Vlème siècle ? Vers 1900, des Troamais avaient signalé à un jeune chartiste préparant sa thèse de doctorat ès lettres sur l'abbaye de Troam qu'il s'agissait de saint Martin de Vertou [3].
Le fondateur du monastère est un puissant seigneur normand, Ro­ger II, vicomte d'Exmes, seigneur de Montgomeri, d'Ecbauffour et de Montreuil-l'Argillé. Ce personnage, sans doute jeune en ces années 1050, vient d'installer des moines venant de Conches et cherchant à s'établir dans la vallée de la Dives
Ces moines remplacent des chanoines, que son père Roger Ier avait établis à Troarn, pour desservir les églises de la contrée. Orderic Vital, moine de Saint-Evroult, et historien de première importance, assure que ces chanoines étaient goinfres, jouisseurs et avares... [4] Le fondateur de l'abbaye de Troam est également le fondateur de trois autres abbayes, deux en Normandie (Saint-Martin à Séez, abbaye jumelle de Troam, et Saint-Pierre à Alménèches), une en Angleterre après la conquête normande (Saint-Pierre-et-Saint-Paul à Shrewsbury). A ces pieuses fondations, Roger II de Montgomeri ajoute de non moins pieuses donations à des monastères normands ou extérieurs au duché. En Nor­mandie, Jumièges, Saint-Evroult, Saint-Etienne de Caen (l'abbaye aux hommes), le Mont-Saint-Michel profitent des libéralités du seigneur de Montgommeri ; l'extérieur du duché, Saint-Vincent, au Mans, et l'immense abbaye de Cluny, en Bourgogne [5]. Au demeurant cet ami des moines n'est pas isolé. Pendant tout le règne de Guillaume le Conquérant, pour le seul duché, quinze nouveaux monastè­res sont fondés. Pour les grands de ce monde, il s'agit de conforter l'ordre temporel par la puissance spirituelle, la paix du duc doit être la paix de Dieu. Il s'agit aussi de salut personnel et familial par la prière incessante que les moines font monter vers Dieu.
La dédicace de 1059 donne aux moines de Troarn un nouvel abbé, Durand. Extérieur à la Normandie (Durand est originaire de la région de Mantes), Durand a été oblat au monastère de Fontenelte dont son oncle, Gérard, était abbé. Il a étudié à Rouen à l'école d'Isambert le Teutonique, maî­tre passant de Saint-Ouen à la Sainte-Trinité du Mont Phi­losophie et théologie sont étudiées dans la Tradition scripturaire et patristique, la liturgie et la musique sont particuliè­rement à l'honneur Puis Durand poursuit son parcours mo­nastique à Fécamp, où il est porte-crosse de l'abbé Jean de Ravenne
De fait Fécamp est à la Normandie, ce que Cluny est au reste de la France, le monastère-modèle Ce parcours mo­nastique est aussi un parcours intellectuel de haut niveau, établissant Durand comme « une étoile au firma­ment » (Orderic Vital). Il tient son rang aux côtés de Jean de Ravenne (Fécamp), d'Anselme d'Ivrée (Le Bec) ou de Gerbert (Fontenelle). Un Bérenger (de Tours) semble-t-il mettre en cause la présence réelle du Christ dans le pain et le vin consacrés à la messe pour n'y voir qu'un symbole spirituel, Durand réplique à l'hérésiarque par un traits sur le corps et le sang du Seigneur {De corpore et atuiguim Domini) [6J
 
Durand, abbé de Troarn, 1059-1088
Pendant vingt-neuf ans les moines de Troarn ont le même abbé. Son abbatiat se signale par un important développement du monastère.
Sur le plan spirituel, les moines suivent la règle de Fécamp. Durand, au couvent depuis son enfance, se montre sévère avec lui-même, mais plein de mansuétude pour ses moines, fidèle en cela aux exhortations de saint Benoît de Nursie. C'est parmi les moines de. Troarn que l'on vient chercher le premier abbé de Saint-Martin de Séez. C'est de Troarn que sortent deux autres abbés, l'un pour Cerisy, l'autre pour Bernay. D'abord moine à Saint-Evroult, Ro­bert est envoyé à Troarn par Thierry de Mathonville, premier abbé de l'abbaye d'Ouche. Auprès de Durand, il apprend à enseigner la règle. Peut-être même est-il maître des novices. C'est à Troarn que le duc de Normandie vient le chercher pour être l'abbé de Saint-Martin de Séez, nouvelle fondation de Roger de Montgomeri. En 1083, l'abbé de Cerisy, Hugues, est un ancien moine de Troam. Osbern, moine troarnais, est choisi par le duc pour être abbé de Notre-Dame de Bernay, monastère dans la mouvance de l'abbaye de Fécamp. Sans doute l'abbé de Fécamp, Jean de Ravenne, en­tend qu'Osbern reconnaisse les droits spirituels et temporels de Fécamp sur Bernay ; il entend également qu'Osbern soit bien au fait de la règle de saint Benoît. Y aurait-il un problème à Troarn sur ce point ? En tout cas, Osbern devient bien abbé de Bernay (1076). A une date inconnue, mais antérieure à juillet 1080, Hugo ou Hugues quitte Troam pour devenir le quatrième abbé de Ceri­sy, après Durand, Aumode et Garin [7].
Sur le plan matériel, Durand obtient de nouvelles dona­tions, y compris du duc Guillaume qui séjourne volontiers à Troarn. C'est de Troarn que le duc confirme la fondation d'un prieuré à Sainte-Barbe-en-Auge. Le Bâtard, puis le Conquérant donne aux moines de Troarn, des terres, des maisons, des revenus à Falaise, à Caen, à Démouville En 1068, avec la reine Mathilde, Guillaume vient à Troarn confirmer de sa main, la charte énumérant les biens du monastère. Lors d'une donation de Roger de Montgomeri, Roger n'hésite pas à jeter son fils tout habillé dans un canal pour que, devenu adulte, il se rappelle jusqu'où vont les droits de l'abbé dans le marais de Troarn ! Aux premiers biens donnés aux moines -Troarn, Janville, Lirose, l'église de Sannerville et celle du Goulet, près d'Ecouché, vont s'ajouter Bures, Saint-Samson, Airan, Saint-Sylvain, Touffréville, Ranville, etc. Les moines de Troam vont prendre la tête du combat pour l'assè­chement des marais de la Basse-Dives.
Sur le plan liturgique, Durand fait reconstruire l'église abba­tiale, au début des années 1080, immense édifice du grand art ro­man qui va braver le temps pour rester debout, pour l'essentiel, jusqu'à sa destruction pendant la révolution de 1789. Au XVIllème siècle, cette église apparaît comme un vaste et beau monument, régulier dans son plan et dans son élévation : 76 mè­tres de long, près de 11 mètres de large pour la nef, près de 38 mètres pour le transept, 19,50 mètres pour la hauteur sous clef de voûte [8],
Lorsque Guillaume le Conquérant, atteint d'une blessure mortelle, attend son trépas à Rouen, il déclare : «Autant qu'il a été en moi, j'ai confié le gouvernement de l'Eglise au plus dignen c'est ce que je peux prouver avec vérité par Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, par Anselme, abbé du Bec, par Gerbert, abbé de Fontenelle, par Durand, abbé de Troarn... » [9]
Devenir moine au Xlème siècle
Devenir moine au temps de Durand de Troarn ? Devenir moine, c'est d'abord partir pour une autre famille que la sienne [10]. Offert par sa famille comme « oblat » ou partir pour un mo­nastère jeune, adulte ou vieillard, c'est rompre avec une société passablement anarchique, une société où la condition quotidienne est précaire, une société où la violence malmène fortement la civi­lisation. Et pourtant, la Normandie d'alors est une des contrées les moins barbares de l'Occident, encore que, dans les années 1040, l'état du duché est pitoyable. Devenir moine, c'est donc quitter ce monde pour une nouvelle familia dont l'abbé est bien - au risque d'un pléonasme - le père.
Cette famille est une école avec son projet, son programme et son règlement intérieur, inspirés à Troarn comme ailleurs, de la règle de saint Benoît, « cette petite règle écrite pour les débu­tants. »
1-Le projet ? « une école de service du Seigneur ». De là, une doc­trine spirituelle centrée sur la personne du Christ. De là, une norme précise d'ascèse : obéissance, pauvreté, chasteté. Cette norme est, en pratique, une formation respectant les aptitudes et les tempéraments de chacun, c'est une formation faite de discré­tion.
2- Le programme ? Ora et labora : prie et travaille ! La première place dans la prière revient à la prière liturgique, nuit et jour : of­fice de nuit, laudes à l'aurore, messe le matin, vêpres au crépus­cule, compiles au coucher. D'autres heures de l'office, plus brèves sont réparties dans la journée. La prière est ensuite la lectio divina : une méditation nourrie par une étude attentive des Ecritures saintes et des Pères de l'Eglise.
Quant au travail, il est manuel et intellectuel. Travail manuel ? Cuisine, vaisselle, ménage, lessive, chauffage, jardinage, artisanat, copie de manuscrits. Travail intellectuel ? C'est un travail indis­pensable pour la lectio divina : annotation des Ecritures par les Pères, annales, chartriers. La rédaction d'un cartulaire ne répond pas uniquement à un souci de bonne gestion. A Troarn, comme au Mont-Saint-Michel ou à Préaux, il y a aussi le souci d'écrire l'his­toire de l'abbaye. De là un scriptorium et une bibliothèque où voi­sinent l'Ecriture sainte, les Pères de l'Eglise, les livres liturgiques.
3-Le règlement ? Après un noviciat, le moine fait sa profession . Le profês s'engage au service de Dieu, en même temps qu'il s'en­gage à la stabilité dans sa nouvelle famille. L'abbé est élu à vie. Il nomme aux diverses charges du monastère : sacristain, chantre, aumônier, cellérier. Les moines qui remplissent ces charges sont responsables devant lui. Il est assisté d'un conseil et d'un chapitre, assemblée de tous les moines. La gestion matérielle revient au cellérier. Mais la gestion est encore meilleure, si chaque officier a un revenu particulier.
Ces objectifs et ces dispositions assurent à un monastère une solidité qui explique sa durée, son action et son influence. De fait, entre la mort de Durand, en 1088, et la fermeture de l'abbaye de Troarn, en 1786 : près de 700 ans !
Au Xlème siècle, la Normandie devient un ardent foyer monastique comme la Lorraine ou la Bourgogne. Dans ce foyer monastique, étroitement contrôlé par les ducs, l'abbaye de Troarn apporte un concours essentiel. Au vrai, on le sait, les moines ont rendu et continuent à rendre à l'Eglise et à la civilisation des servi­ces impérissables. Troarn, comme bourg et petite ville, leur doit d'exister. Il n'est que légitime de commémorer, en 2009, le 950ème anniversaire de la dédicace de 1059.

Jean LASPOUGAS - agrégé d'histoire - Maître de conférences de l'Université de Caen

 
[1] Aux Xème-XIème siècles, Fécamp est une des plus vivantes capitales de la Normandie aux côtés de Rouen et de Bayeux, en attendant l'essor de Caen au soir du Xlème siècle.
[2] Le terme « bénédictin » apparaît à partir du XIVeme siècle.
[3] René-Norbert Sauvage, L'abbaye de Saint-Martin de Troarn au diocèse de Bayeux des origines au seizième siècle, Caen, 1911, p. 105, note 1.
[4] Cette appréciation du moine historien de l'abbaye d'Ouche peut témoigner aussi de la rivalité entre moines et chanoines ! La transformation de collégiales en monastères était courante dès la fin du Xème siècle. A la fin du Xlème siècle, la même politique qu'à Troarn devait être suivie à Saint-Sauveur-le-Vicomte (vers 1080) et à Bellême (vers 1092).
[S] Roger de Montgomeri est marié à une harpie, Mabille de Bellême. Elle est née dans la famille de trublions, les Talvas, famille redoutable pour les ducs de Normandie. Ces seigneurs de Bellême et d'Alençon interceptent les relations entre la Normandie et les pays du Sud, Maine et Anjou. Cette femme cruelle va mourir assassinée à Bures, le 2 décembre 1082. Ce jour-là, en effet, la grassouillette Mabille, après avoir pris un bain froid dans la Dives, se prélasse, nue, dans son castel de Bures. Des vassaux qu'elle avait dépouillés, décapitent la ligresse et emportent sa tête comme trophée. Le corps mutilé est inhumé dans l'église abbatiale de Troarn le 5 décembre 1082. Devenu veuf, le fondateur de l'abbaye se remarie à Adélaïde du Puiset, dont il a un fils. Il  meurt en 1095, en Angleterre, sous l'habit monastique, dans le monastère Saint-Pierre et Saint-Paul qu'il a fondé à Shrewsbury.
[6] Raoul Heurtevent, Durand de Troarn et les Origines de l'Hérésie bérengarienne, Paris, Beauchesne, 1912, 312 p. La thèse de l'abbé Heurtevent a fait l'objet d'une deuxième édition, en 1928, que nous n'avons pas pu consulter.
[7] Nous suivons Véronique Gazeau. Normannia monastica, vol.2 : Prosopographie des abbés bénédictins (Xème-XJIème siècle), Caen, 2007, pp.353-354 pour Robert de Séez, pp.58-62 pour Hugues de Cerisy (Hugues 1er), pp.33-34 pour Osbem de Bernay.
[8] Le tombeau du chevalier Hugues, actuellement placé dans le bras sud du transept de l'église Sainte-Croix de Troam ne date pas de l'abbatiat de Durand. Ou bien, il date du XIIème siècle, selon l'analyse de René-Norbert Sauvage, reprise par Lucien Musset. Ou bien, il est antérieur à 1059, re­montant aux années 1030, à l'époque canoniale ou déjà monastique ( ?). selon l'analyse de Maylis Bayley. Voir M. Baylé, Sur quelques inscriptions lapidaires proches de l'an mil, dans François de Beaurepaire et Jean-Pierre Chaline (dir), La Normandie vers l'an mil, Rouen, Société de l'histoire de Normandie, 2000, pp.45-59. Ce qui est assuré c'est que la cuve du sarcophage et son couvercle finement sculpté n'ont rien à voir. Le décor de ce pseudo-couvercle en bâtière est destiné à être vu d'un seul côté, prenant appui, de l'autre côté, sur le mur d'un cimetière ou d'un porche. Nous repre­nons la traduction française de Maylis Bailey : « Alors que le Souverain Créateur de toutes choses avait fait luire sur la condition humaine l'aube de sa sagesse, le 7 des ides de février mourut Hugues, chevalier du roi. Devant ce porche a reposé Hugues, chevalier de Richard, roi des Normands. L'ordre a été accompli. »
[9] Dans Paul SénuA, L'aventure spirituelle des Normands, Paris, Robert Laffont, 1981, p.58.
[10] Malgré le petit livre réussi de Jean Garni (Les ordres religieux masculins, Paris, Fayard, 1959,128p.), un laïc n'est certainement pas la personne la mieux placée pour parler de la vie monastique ! Nous suivons donc ici, parmi des historiens qui sont aussi des moines selon la règle de saint Benoît, un Anglais et un Français: David Knowles, Les moines chrétiens, Paris, Hachette, 1969, 256p. ; Jacques Dubois, Les ordres monastiques, Paris, Presse universitaires de France, 1985,128 p.