Troarn au fil des siècles
IL Y A MILLE ANS
A partir du milieu du XIème siècle, un monastère va commander la vie religieuse à Troarn et dans toute sa région jusqu’au XVIIIème siècle. La région de Troarn est une contrée dont la position et le site sont bien caractérisés au cœur de la Normandie. La région de Troarn est d’abord une région charnière. Au contact de la Campagne de Caen, de la basse vallée de la Dives et du pays d’Auge, elle offre les ressources complémentaires d’une plaine à blé, d’une basse vallée anciennement humanisée et de côteaux bien boisés. Cette région de contact est aussi une région de frontière entre le diocèse de Bayeux et le diocèse de Lisieux et par là même entre la Haute et la Basse-Normandie. On comprend l’intérêt stratégique et économique d’une pareille contrée. Un autre monastère exerce son influence dans les environs : la puissante et célèbre abbaye de Fécamp qui possède, depuis la fin du Xème siècle, Argences. En fait, Troarn dépend aussi, autour de l’an mil, de l’abbaye de Fécamp, richement dotée dans la plaine de Caen, non seulement à Argences, mais encore à Mondeville et à Sainte-Paix. Il s’agit, sans doute, de dons que la famille des ducs de Normandie fait dans le cadre d’une politique favorisant particulièrement le monastère de Fécamp[1]. Les moines de Fécamp multiplient les églises paroissiales. Mais, le jeune duc Robert le Magnifique, peu scrupuleux pour respecter la propriété d’autrui, enlève Troarn aux moines de Fécamp peu après 1025, pour donner la localité et ses environs à un de ses fidèles, au demeurant fort puissant, Roger de Montgomeri, vicomte d’Exmes. Pour assurer une desserte religieuse, le nouveau maître des lieux fonde une petite collégiale de douze chanoines. Son fils Roger II va modifier la donne. En installant des moines vivant sous la règle de saint Benoît[2], Roger de Montgomeri va fonder une abbaye qui va devenir un des plus importants monastères de toute la Normandie, le deuxième du diocèse de Bayeux après l’abbaye aux hommes de Caen.
Autour de la dédicace de Troarn, 13 mai 1059
Le 13 mai 1059, jour de la fête de l’Ascension, l’église monastique de Troarn est dédicacée. C’est également le jour de la première charte de l’abbaye, autorisée naguère par l’évêque de Bayeux, Hugues. Au bas de cette charte se trouve la signature de Guillaume le Bâtard. Le successeur d’Hugues à la tête de l’Eglise de Bayeux n’est autre qu’Odon (ou Eudes) de Conteville, demi-frère du duc de Normandie. L’évêque dédie l’église et le monastère à saint Martin. L’église consacrée ce jour là est-elle en bois ou en pierre, nous ne le savons pas. Saint Martin est-il saint Martin de Tours ou saint Martin de Vertou, fondateur du monastère de Deux-Jumeaux au VIème siècle ? Vers 1900, des Troarnais avaient signalé à un jeune chartiste préparant sa thèse de doctorat es lettres sur l’abbaye de Troarn qu’il s’agissait de saint Martin de Vertou[3].
Le fondateur du monastère est un puissant seigneur normand, Roger II, vicomte d’Exmes, seigneur de Montgomeri, d’Echauffour et de Montreuil-l’Argillé. Ce personnage, sans doute jeune en ces années 1050, vient d’installer des moines venant de Conches et cherchant à s’établir dans la vallée de la Dives. Ces moines remplacent des chanoines, que son père Roger Ier avait établis à Troarn, pour desservir les églises de la contrée. Orderic Vital, moine de Saint-Evroult, et historien de première importance, assure que ces chanoines étaient goinfres, jouisseurs et avares… Le fondateur de l’abbaye de Troarn est également le fondateur de trois autres abbayes, deux en Normandie (Saint-Martin à Séez, abbaye jumelle de Troarn, et Saint-Pierre à Alménèches), une en Angleterre après la conquête normande (Saint-Pierre à Shrewsbury). A ces pieuses fondations, Roger II de Montgomeri ajoute de non moins pieuses donations à des monastères normands ou extérieurs au duché. En Normandie, Jumièges, Saint-Evroult, Saint-Etienne de Caen (l’abbaye aux Hommes), le Mont-Saint-Michel profitent des libéralités du seigneur de Montgommeri. A l’extérieur du duché, Saint-Vincent au Mans et l’immense abbaye de Cluny, en Bourgogne. [4] Au demeurant cet ami des moines n’est pas isolé. Pendant tout le règne de Guillaume le Conquérant, pour le seul duché, quinze nouveaux monastères sont fondés. Pour les grands de ce monde, il s’agit de conforter l’ordre temporel par la puissance spirituelle, la paix du duc doit être la paix de Dieu. Il s’agit aussi de salut personnel et familial par la prière incessante que les moines font monter vers Dieu.
La dédicace de 1059 donne aux moines de Troarn un nouvel abbé, Durand. Extérieur à la Normandie (Durand est originaire de la région de Mantes), Durand a été oblat au monastère de Fontenelle dont son oncle, Gérard, était abbé. Il a étudié à Rouen à l’école d’Isambert le Teutonique, à Saint-Ouen puis à la Sainte-Trinité du Mont. Philosophie et théologie sont étudiées dans la Tradition scripturaire et patristique, la liturgie et la musique sont particulièrement à l’honneur. Puis Durand poursuit son parcours monastique à Fécamp, où il est porte-crosse de l’abbé Jean de Ravenne. Ce parcours monastique est aussi un parcours intellectuel de haut niveau, établissant Durand comme « une étoile au firmament » (Orderic Vital). Il tient son rang aux côtés de Jean de Ravenne (Fécamp), d’Anselme d’Ivrée (Le Bec) ou de Gerbert (Fontenelle). Un Bérenger (de Tours) semble-t’il mettre en cause la présence réelle du Christ dans le pain et le vin consacrés à la messe, Durand réplique à l’hérésiarque par un traité sur le corps et le sang du Seigneur (De corpore et sanguini Domini).
Durand, abbé de Troarn, 1059-1088
Pendant vingt-neuf ans les moines de Troarn ont le même abbé. Son abbatiat se signale par un important développement du monastère.
Sur le plan spirituel, les moines suivent la règle de Fécamp. Durand, au couvent depuis son enfance, se montre sévère avec lui-même, mais plein de mansuétude pour ses moines, fidèle en cela aux exhortations de saint Benoît de Nursie. C’est parmi les moines de Troarn que l’on vient chercher le premier abbé de Saint-Martin de Séez. C’est de Troarn que sortent deux abbés, l’un pour Cerisy, l’autre pour Bernay. D’abord moine à Saint-Evroult, Robert est envoyé à Troarn par Thierry de Mathonville, premier abbé de l’abbaye d’Ouche. Auprès de Durand, il apprend à enseigner la règle. Peut-être même est-il maître des novices. C’est à Troarn que le duc de Normandie vient le chercher pour être l’abbé de Saint-Martin de Séez, nouvelle fondation de Roger de Montgomeri. En 1083, l’abbé de Cerisy, Hugues, est un ancien moine de Troarn. Osbern, moine troarnais, est choisi par le duc pour être abbé de Notre-Dame de Bernay, monastère dans la mouvance de l’abbaye de Fécamp. Sans doute l’abbé de Fécamp, Jean de Ravenne, entend qu’Osbern reconnaisse les droits spirituels et temporels de Fécamp sur Bernay ; il entend également qu’Osbern soit bien au fait de la règle de saint Benoît. Y aurait-il un problème à troarn sur ce point ? En tout cas, Osbern devient bien abbé de Bernay (1076) . A une date inconnue, mais antérieure à juillet 1080, Hugo ou Hugues qui Troarn pour devenir le quatrième abbé de Cerisy, après Durand, Aumode et Garin[5]. Sur le plan liturgique, Durand fait reconstruire l’église abbatiale, au début des années 1080, immense édifice du grand art roman qui va braver le temps pour rester debout, pour l’essentiel, jusqu’à sa destruction pendant la révolution de 1789.
Sur le plan matériel, Durand obtient de nouvelles donations, y compris du duc Guillaume qui séjourne volontiers à Troarn. C’est de Troarn que le duc confirme la fondation d’un prieuré à Sainte-Barbe-en-Auge. Le Bâtard, puis le Conquérant donne aux moines de Troarn, des terres, des maisons, des revenus à Falaise, à Caen, à Démouville. En 1068, avec la reine Mathilde, Guillaume vient à Troarn confirmer de sa main, la charte énumérant les biens du monastère. Lors d’une donation de Roger de Montgomeri, Roger n’hésite pas à jeter son fils tout habillé dans un canal pour que, devenu adulte, il se rappelle jusqu’où vont les droits de l’abbé dans le marais de Troarn ! Aux premiers biens donnés aux moines –Troarn, Janville, Lirose, l’église de Sannerville et celle du Goulet, près d’Ecouché, vont s’ajouter Bures, Saint-Samson, Airan, Saint-Sylvain, Touffréville, Ranville, etc.
Lorsque Guillaume le Conquérant , atteint d’une blessure mortelle, attend son trépas à Rouen, il déclare : Autant qu’il a été en moi, j’ai confié le gouvernement de l’Eglise au plus digne. C’est ce que je peux prouver avec vérité par Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, par Anselme, abbé du Bec, par Gerbert, abbé de Fontenelle, par Durand, abbé de Troarn…[6]
Être moine au XIème siècle
Etre moine au temps de Durand de Troarn ? Etre moine, c’est d’abord partir pour une autre famille que la sienne[7] Offert par sa famille comme oblat ou partir pour un monastère jeune, adulte ou vieillard, c’est rompre avec une société passablement anarchique, une société où la condition quotidienne est précaire, une société où la violence malmène fortement la civilisation. Le monastère est ainsi une familia dont l’abbé est bien –au risque d’un pléonasme- le père. Cette famille est une école avec son projet, son programme et son règlement intérieur, inspirés à troarn comme ailleurs de la règle de saint Benoît, « cette petite règle écrite pour les débutants. »
1-Le projet ? « une école de service du Seigneur ». De là, une doctrine spirituelle centrée sur la personne du Christ. De là, une norme précise d’ascèse : obéissance, pauvreté, chasteté. Cette norme est est, en pratique, une formation respectant les aptitudes et les tempéraments de chacun, c’eest une formation faite de discrétion.
2- Le programme ? Ora et labora : prie et travaille ! La première place dans la prière revient à la prière liturgique, nuit et jour : office de nuit, laudes à l’aurore, messe le matin, vêpres au crépuscule, complies au coucher. D’autres heures de l’office, plus brèves sont réparties dans le journée. La prière est ensuit le lectio divina : méditation par études attentive des Ecritures saintes et des Pères de l’Eglise.
Le travail est manuel et intellectuel. Travail manuel ? Cuisine, vaisselle, ménage, lessive, , chauffage, jardinage, artisanat, copie de manuscrits. Travail intellectuel ? C’est un travail indispensable pour la Lectio divina : annotation des Ecritures par les Pères, annales, chartriers. La rédaction d’un cartulaire ne répond pas uniquement à un souci de bonne gestion. A Troarn, comme au Mont-Saint-Michel ou à Préaux, il y a aussi le souci d’écrire l’histoire de l’abbaye .
3-Le règlement ? Après un noviciat, le moine fait profession . Le profès s’engage au service de Dieu, en même temps qu’il s’engage à la stabilité dans sa nouvelle famille. L’abbé est élu à vie. Il nomme aux diverses charges du monastères : sacristain, chantre, aumônier, cellérier. Les moines qui remplissent ces charges étant reponsables devant lui. Il est assisté d’un conseil et d’un chapitre, assemblée de tous les moines.La gestion matérielle revient au cellérier. Mais la gestion est encore meilleur, si chaque officier a un revenu particulier.
Ces objectifs et ces dispositions assurent à un monastère une solidité qui explique sa durée, son action et son influence. De fait, entre la mort de Durand, en 1088, et la fermeture de l’abbaye de Troarn, en 1086 : près de 700 ans !
Au XIème siècle, la Normandie devient un foyer monastique comme la Lorraine ou la Bourgogne. Dans ce foyer monastique, étroitement contrôlé par les ducs, Troarn prend une part essentielle.
Jean Laspougeas
[1] Aux Xème et XIème siècles, Fécamp est une des capitales de la Normandie aux côtés de Rouen et de Bayeux, en attendant Caen.
[2] Le terme « bénédictin » apparaît à partir du XIVème siècle.
[3] René-Norbert Sauvage, L’abbaye de Saint-Martin de Troarn au diocèse de Bayeux des origines au seizième siècle, Caen, 1911, p.105, note 1.
[4] Roger de Montgomeri est marié à une virago, Mabille de Bellême. Cette femme cruelle va mourir assassinée à Bures. Elle est inhumée à Troarn le 5 décembre 1082. Devenu veuf, le fondateur de l’abbaye se remarie à Adélaïde du Puiset, dont il a un fils. Il meurt en 1095, en Angleterre, sous l’habit monastique, dans le monastère qu’il a fondé à Shrewbury.
[5] Nous suivons Véronique Gazeau, Normannia monastica, vol.2 : Prosopographie des abbés bénédictins (Xème-XIIème siècle), Caen, 2007, pp.353-354 pour Robert de Séez, pp.58-62 pour Hugues de Cerisy (Hugues Ier), pp.33-34 pour Osbern de Bernay.
[6] Dans Paul Sérant, L’aventure spirituelle des Normands, Paris, Robert Laffont, 1981, p.58.
[7] Malgré le petit livre réussi de Jean Canu (Les ordres religieux masculins, Paris, Fayard, 1959, 128p.), un laïc n’est certainement pas la personne la mieux placée pour parler de la vie monastique ! Nous suivons donc ici, parmi des historiens qui sont aussi des moines selon la règle de saint Benoît, un Anglais et un Français: David Knowles, Les moines chrétiens, Paris, Hachette, 1969, 256p. ; Jacques Dubois, Les ordres monastiques, Paris, Presse universitaires de France, 1985, 128 p.